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Votre éducation a eu pour but de raffermir votre jugement, qui est l’essence de la vénération. Le jugement s’exerce toujours sur quelque chose de passé. Il est tourné vers le passé alors que la volonté, inspirée ou non par le libre arbitre, est orientée vers l’avenir. La réflexion est une occurrence du moment, sur laquelle vous imprimez un jugement pour moduler votre volonté. Vous êtes un foyer de convection à travers lequel le passé prépare l’avenir.
Nano Macintosh,
Commissaire du varech
Extrait des Conversations avec l’Avata.
— Changement de cap.
La voix d’Elvira était aussi dépourvue d’émotions qu’un bloc de pierre, mais Rico décela un soupçon d’inquiétude dans la manière dont ses doigts couraient sur son tableau de commande. Elle ne pilotait jamais sur le mode vocal parce qu’elle préférait avoir à parler le moins possible. Qu’elle eût jugé utile d’intervenir pour signaler ce changement de cap était déjà un fait inquiétant en soi, ajouté à la nervosité grandissante de ses doigts qu’il avait remarquée depuis plusieurs minutes.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
Dans ses rapports professionnels avec Elvira, il avait adopté son laconisme, ce qui semblait plaire au pilote.
— Les couloirs ont changé, dit-elle en désignant l’écran de contrôle. On nous fait dévier.
— Dévier ? grommela Rico.
Il vérifia ce qu’elle disait sur ses propres instruments. Leur position était la même par rapport au couloir, mais le compas indiquait que l’énorme artère de circulation sous-marine était maintenant orientée dans la mauvaise direction.
— Qui nous fait dévier ? demanda-t-il.
Elvira haussa les épaules sans cesser de pianoter sur le clavier. Elle avait préféré choisir les couloirs les plus profonds pour réduire les possibilités de détection, et ils naviguaient sans l’aide des capteurs qui auraient pu éclairer leur progression à travers les artères du varech.
— Nous approchons du secteur incontrôlé qui entoure la station de lancement de Flatterie, reprit Rico. C’est là que la plupart des anomalies se produisent habituellement.
Sur une moitié de son écran s’affichait la grille de navigation diffusée par le Contrôle des Courants à partir du poste de commandement situé à bord de l’Orbiteur. L’autre moitié servait à tracer leur trajectoire réelle sur la grille, qui semblait à présent déformée.
De plus en plus déformée, dut-il admettre en la regardant. On dirait que tout le bas de l’écran est aspiré dans un tourbillon.
— Il n’y a rien sur le Navcom ? demanda-t-il.
Il arrivait que le Contrôle des Courants modifie ses grilles à travers le varech pour s’adapter aux conditions météorologiques en aval ou à l’élimination récente d’un gisement de varech sauvage.
— Négatif, répondit-elle. Rien à signaler de ce côté-là.
Ils commençaient à être secoués et Rico resserra le harnais qui le maintenait sur son siège. Il brancha l’intercom et annonça :
— Zone de turbulence. Bouclez vos harnais. J’aimerais que tu viennes par ici, Ben.
Au-dessous d’eux, Rico aperçut un train-cargo qui rasait dangereusement le varech en essayant de s’adapter au changement subit qui s’était produit. Les projecteurs de plongée indiquaient que le varech lui-même semblait lutter pour maintenir le couloir, comme si une énorme force s’exerçait dans le sens opposé.
Ben se servit des poignées de soutien incorporées à la paroi pour progresser jusqu’à la console.
— Pouvons-nous entrer en contact avec le Contrôle des Courants ? demanda-t-il en se laissant tomber dans son fauteuil et en bouclant son harnais.
— Impossible, sans leur donner notre position.
— Nous sommes sortis du port trop facilement. Ils ont un détecteur à bord de cet engin, de toute manière.
— Ils avaient, rectifia Rico en souriant. J’ai fait un peu de ménage quand nous sommes partis. Il m’était venu la même idée, figure-toi. Notre amie Elvira s’est débarrassée du truc au moment où nous sommes passés sur un banc de krill, il y a une douzaine de grilles de cela environ.
— Vous avez fait du bon travail, tous les deux, leur dit Ben. Très bien, il ne nous reste plus qu’à essayer de contacter ce cargo au-dessous de nous…
Le Poisson-Volant fut de nouveau secoué comme si un poing énorme s’abattait sur lui. Elvira lutta avec les commandes pour rester à distance du varech.
Rico n’ignorait pas, comme tout le monde à bord, que tout dommage infligé accidentellement au varech serait sans doute interprété comme une agression. Les lumières du varech étaient particulièrement actives dans ce secteur. Outre les signaux rouges et bleus caractéristiques d’un gisement à l’état d’éveil, ce varech projetait sur eux de manière erratique ses feux de navigation et les inondait par à-coups de l’éclat solaire transporté par fibres optiques à partir de la surface. Si vraiment ils étaient en présence d’un gisement parvenu à l’état de conscience, la moindre erreur de leur part pouvait les conduire à être broyés comme une coquille de noix.
— Est-ce que Flatterie n’est pas intervenu, récemment, dans une émission holo, pour affirmer que les couloirs du varech étaient maintenant absolument sûrs ? demanda-t-il.
— C’était juste pour épater la galerie, répliqua Rico. Tu crois que tu peux faire confiance à ce que raconte ce salaud ?
Le train-cargo qui passait au-dessous d’eux dans la direction opposée semblait avoir encore plus de difficultés qu’eux. Un hydroptère, grâce à sa taille relativement réduite, pouvait, si nécessaire, s’immobiliser au milieu du courant et demeurer stationnaire, mais le train-cargo avait besoin de maintenir une vitesse constante sous peine de perdre sa manœuvrabilité. Le réseau de grilles était conçu de manière à permettre aux cargos, qui étaient toute la vie de Pandore, de se déplacer rapidement et efficacement en changeant de cap le moins possible. D’après les soubresauts que voyait Rico, l’équipage, surtout aux deux extrémités du train, devait s’amuser comme à la fête foraine.
— Elle se déforme encore, dit-il en observant le moniteur Navcom relié au réseau de navigation. Toute la grille est en en train de se courber.
— Nous ferions mieux de remonter, dit Ben. Préparez-vous à faire surf…
— Négatif ! coupa Elvira. Si c’est une turbulence de surface, les conditions seront pires là-haut. Il nous faut des informations.
Ben signifia son accord à l’aide d’un grognement.
— Le signal d’identification du train-cargo est répertorié sous le nom de Simplicité Maru, annonça Elvira.
Elle avait du mal à maintenir leur appareil à égale distance des parois du couloir d’un kilomètre de diamètre. Cette manœuvre, habituellement très simple, était rendue presque impossible par l’extrême mobilité du varech. Rico aperçut des gouttes de sueur qui perlaient sur le front et au-dessus de la lèvre supérieure d’Elvira.
Ben régla l’émetteur sur une fréquence basse. Il espérait qu’on ne lui demanderait pas d’expliquer l’absence de signal d’identification de son appareil.
— Simplicité Maru, ici le Vif-argent, mentit-il. Avez-vous des informations sur cette turbulence ?
La statique lui répondit en ronflant. Puis un micro fut branché avec un déclic. Le message leur parvint par bribes. Les communications sous la mer, particulièrement dans les secteurs où le varech était actif, se faisaient toujours difficilement.
— Simp… Maru… Négatif… vers le varech… (Il y eut à l’arrière-plan un bruit de métal déchiré.)…surface. Nous préparons… ballastage. Je répète… préparons à faire…
Elvira poussa en avant la commande des gaz et, malgré les violentes secousses auxquelles il était soumis, leur hydroptère bondit en avant. Elle avait les lèvres serrées et ses phalanges étaient blêmes sur le levier.
— Attendez… nous ne pouvons pas… protesta Ben, plaqué sur son siège par l’accélération. Nous ne pouvons pas nous enfoncer dans le varech !
— Ils se préparent à vider les ballasts, grogna Elvira. Ce cargo tout entier va remonter sur nous comme un bouchon de liège.
Rico sentit vibrer dans ses dents toutes les membrures de l’appareil.
— Ben, est-ce que la fille est en sécurité ?
— Elle a bouclé son harnais, dit Ben.
Juste à ce moment-là, la cabine arrière du train-cargo passa devant eux, montant vers la surface, suivie des conteneurs et des autres cabines qui tournoyaient comme les éléments reliés d’un jouet désarticulé. Certains wagons se coinçaient momentanément dans le mur de varech, toujours vibrant d’une lumière et d’une force étranges.
— Il se passe des choses trop inquiétantes, déclara Ben. Faisons surface. Il vaut peut-être mieux affronter la surveillance aérienne de Flatterie. Ce voyage commence à devenir malsain.
Elvira acquiesça sans mot dire et l’hydroptère commença à remonter. Mais comme s’ils avaient été alertés par leur panneau de commande, les thalles du varech se refermèrent aussitôt sur la cabine du Poisson-Volant. Ils formèrent d’abord une voûte au-dessus de l’appareil, puis un lacis impénétrable. Un soudain changement dans le courant les projeta à tribord et imprima à l’hydroptère un mouvement de bascule sur lui-même. Elvira les redressa manuellement. Son visage était devenu très pâle.
— Merde ! s’exclama Ben en abattant le poing sur l’accoudoir de son fauteuil. Flatterie a dû s’arranger pour nous repérer, et faire intervenir le Contrôle des Courants…
Il défit le cliquet qui verrouillait son harnais malgré les protestations de Rico.
— Il faut que j’aille voir comment est Crista, dit-il.
Il dut se servir des poignées de soutien pour progresser, sur le pont ballotté, jusqu’à l’arrière de la cabine. Arrivé devant la porte ovale de la salle à manger, il se retourna, soudain pâle lui aussi. Rico sut aussitôt quelle pensée l’avait frappé et il sourit à Ben.
— Rico… Et si le…
— Si le varech savait qu’elle se trouve ici ?
— Oui, dit Ben.
— Espérons, dans ce cas, qu’elle nous aime bien.
— Elle n’a probablement pas son mot à dire.
Il déverrouilla la porte. Rico n’aimait pas le ton sec sur lequel il venait de dire cela.
— Il y a bien quelqu’un qui a son mot à dire, murmura-t-il. La porte se referma et se reverrouilla d’elle-même. C’est à ce moment-là que Rico se souvint du seul moment où le varech avait pu sentir la présence de Crista Galli. Le seul moment où l’appareil avait perdu son étanchéité absolue.
Ce foutu détecteur ! Ce traceur au mercure merdique introduit par Flatterie !
— Quand nous avons éjecté ce transmetteur, dit-il à Elvira, nous avons éjecté en même temps un peu d’air de la cabine.
Il crut percevoir l’ombre d’un raidissement dans son attitude.
— Si ce varech a du nez, reprit-il, et j’ai entendu dire qu’il en a pas mal, alors il sait déjà depuis un moment qu’il n’y a pas que nous autres vermisseaux dans cette foutue boîte de conserve.